Textes
TEXTES, à propos de Christelle Téa
- Pierre Bergounioux
- Philippe Comar
- Marie-Cécile Forest
- Adrien Goëtz
- Jean-Pierre Poirier
Pierre Bergounioux, écrivain
Une infinie patience
La civilisation est née près des grands fleuves du Moyen et de l’Extrême-Orient, l’Euphrate et le Tigre, le Nil, le Yangzi Jiang – l’ancien fleuve Bleu. Des hommes astreignent d’autres hommes à cultiver l’orge et le blé, le riz sur les limons riverains et accaparent le surplus. Sur ces assises matérielles se développent les premières institutions politiques et juridiques, le despotisme, une bureaucratie, des techniques de gestion et d’archivage, au premier rang desquelles, l’écriture, idéogrammatique ou cunéiforme, qui sert d’abord à comptabiliser le produit du travail forcé.
La Chine est à la pointe du développement jusqu’à la dynastie mongole des Yuan, qui correspond, là-bas, à la fin de notre Moyen Age. Elle ne s’est pas contentée de mettre au point un système d’irrigation, d’édifier la Grande Muraille, d’établir une autorité centrale avec ses représentants, les mandarins, dans les plus reculées provinces. Elle invente le papier dès le premier siècle de notre ère, à partir de débris de cocons de ver à soie, et la reproduction mécanique des textes, vers le sixième, avec des matrices d’argile ou de bronze.
Que se passe-t-il, sur la terre, à un demi-millénaire d’ici ? Des entités politiques d’un type nouveau, les Etats-nations, émergent du chaos où l’Europe avait sombré après la chute de Rome et se lancent aussitôt à la conquête du monde. Les moyens qu’ils mobilisent, ils les ont empruntés, pour l’essentiel, à l’Extrême-Orient. Ce sont l’écriture et le papier, la boussole, qui permet de tenir un cap, la poudre noire, qui n’a servi, en Chine, qu’à pimenter les fêtes mais que des peuples agressifs vont utiliser, dans des canons, avec l’effet que l’on sait.
Au nombre des traits que nous prêtons, à tort ou à raison, aux Chinois, ce sont la patience, l’application, la minutie qui nous viennent aussitôt à l’esprit. Quelle constance la culture du riz en terrasses, l’apprentissage de milliers d’idéogrammes, l’immense armée d’argile des empereurs défunts, les sphères de jade emboîtées, finement gravées, ne supposent-ils pas ! Nous ne possédons pas pareille vertu. Nous avons hâte. La science de l’Occident, c’est la mécanique, le moulin à vent, la machine à vapeur, le moteur à combustion interne, la maîtrise des énergies fossiles, électrique, nucléaire, l’avion, qui a rétréci prodigieusement les dimensions de la terre, la conquête de l’espace.
Quel rapport entre ces généralités et le travail de Christelle Téa ? Celui-ci, qui découle du premier principe de la philosophie de l’histoire : à savoir que tout le passé est présent, à chaque instant, dans les structures du monde matériel et les structures mentales des agents qui font l’histoire.
Christelle Téa, comme son prénom l’indique, est née en France et vit en Seine et Marne. Mais son nom patronymique suggère une ascendance plus lointaine, sa langue maternelle est un dialecte chinois : le Teochew. Elle est étudiante aux Beaux-Arts de Paris. Mais s’il est vrai que rien ne se perd ni ne meurt dans la grande temporalité, il doit paraître quelque chose, dans ses travaux et ses jours, de la longue durée dont elle est porteuse, comme chacun d’entre nous.
Mille possibles s’ouvrent désormais sous les pas des jeunes artistes contemporains. Jamais, peut-être, l’embarras du choix n’a été si grand, ni l’incertitude qui en est la forme vécue. Le grand passé qui la porte a épargné à notre petite compatriote de la grande banlieue le doute et l’errance. Elle dessine, comme on l’a fait, en Chine, dès le deuxième millénaire, sur des carapaces de tortue, des lamelles de bambou, des peaux puis, très tôt, du papier. Elle utilise, bien sûr, l’encre de Chine.
Mais cette technique immémoriale accuse les bouleversements qui ont marqué l’histoire universelle, le heurt et l’interpénétration des cultures. Christelle Téa ne représente plus des oiseaux exotiques, des pins, des temples bouddhistes, des montagnes noyées de brume. Elle reproduit, méticuleusement, ses contemporains, des Français, comme elle, dans leur cadre de vie ou de travail toujours encombré d’objets, de livres, d’écrans, de dossiers, de curiosités. Et lorsque, à l’occasion d’un stage, elle s’en retourne en Chine, où elle a eu ses vies antérieures, c’est l’état présent du pays qu’elle s’applique à saisir, sites industriels et buildings, matériels de guerre du musée de l’armée, quartiers populaires au ciel tendu de câbles électriques, marchés débordant de fruits et de légumes. On se sent pris d’un découragement – c’est un Français d’origine gauloise qui parle – devant les dos serrés des livres de la bibliothèque des Beaux-Arts, le déferlement de cerises jaunes à l’étal du marchand de Pékin, le bric-à-brac de nos bureaux, de nos salons. Christelle Téa, non. Elle tire ses feuilles format raisin de leur classeur, débouche son petit flacon et fait face, avec une sérénité millénaire, à la réalité présente.
Pierre Bergounioux
22 février 2015
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Philippe Comar, écrivain et professeur aux Beaux-Arts de Paris
Éloge de la complexité
Tout à l’inverse de ceux qui, pour se protéger de la complexité du monde, décantent la réalité, poursuivent le mirage d’une œuvre essentielle, dans le sillage du carré blanc ou de la ligne unique, Christelle Téa plonge dans la profusion des formes, s’y vautre avec élégance. Le chaos visuel ne l’effraie pas, bien au contraire. L’accident est son domaine. Le monde grouille, fourmille de détails, et c’est ce foisonnement qui la fascine et qu’elle restitue avec une gourmandise jubilatoire. Les peine-à-jouir et les ascètes en matière d’art n’appartiennent pas à sa famille.
Christelle Téa dessine à l’encre de Chine, sur le vif, sans esquisse ni repentir. Sur la feuille blanche, elle pose un premier trait, minuscule, puis, partant de ce trait, un second, un troisième, et, de proche en proche, le dessin se développe comme un lierre jusqu’à envahir la page. Si le dessin s’organise peu à peu, ce n’est pas le résultat d’une construction préméditée. La logique qui préside à son élaboration relève de la même myopie existentielle que celle qui nous permet de nous orienter dans une ville sans recourir à un plan. Pas de surplomb, mais un œil mobile qui saute d’un accident à un autre, avance, recule, zigzague. Christelle Téa se dirige à vue avec l’intelligence de l’animal qui flaire sa piste. Elle ne cherche pas à reconstituer le monde en hiérarchisant ce qu’elle voit, en dégageant la structure de l’accessoire. Nulle construction perspective, nulle charpente anatomique. Elle saisit la réalité immédiate. C’est le monde comme il vient, sans canevas sous-jacent. Il est probable que les dessins de Christelle Téa donneraient du fil à retordre aux partisans de la Gestalt théorie pour qui le mécanisme de la perception traite les phénomènes comme des ensembles structurés et non comme une simple juxtaposition d’éléments. Chez elle, tout procède par le seul jeu des apparences, des chevauchements, des voisinages. Elle préfère le paraître à l’être, rejoignant en cela la grande tradition de l’art, qui est d’abord celle de l’artifice. Elle n’est d’ailleurs jamais aussi à l’aise qu’au milieu des efflorescences d’un ornement gothique ou d’un décor baroque. Pourtant, rien de passéiste chez elle, car cette prolifération des formes, elle sait la retrouver dans le bric-à-brac d’un atelier, dans l’accumulation des objets sur une table ou dans le débordement vestimentaire d’une penderie. Elle excelle à rendre la variété des matières, les peluches du tapis, le cuir d’une reliure, les souillures sur le sol ou la luisance des matières plastiques.
Mais le résultat est loin d’être aussi chaotique que ne le laisserait supposer cette absence délibérée de méthode, car le désordre qu’elle saisit n’est pas homogène. Dans ses dessins, des îlots de complexité se détachent de l’ensemble, des formes émergent de la confusion visuelle. Si, à terme, le dessin suggère une cohérence, c’est une cohérence qui se révèle après coup, donc organique et non factice. Aucun système, aucune idée préconçue. Le dessin est précisément là pour faire surgir des relations et non pour plaquer des idées sur l’expérience sensible. Ce qui lie les choses entre elles est leur proximité, leur étagement dans la profondeur, leur imbrication sur la page blanche. La poésie naît de ces rencontres fortuites. Le vrai « dessein » de l’œuvre découle de cette ingénuité à saisir le monde sans a priori. N’est pas candide qui veut.
Ceux qui aspirent à l’idéal dans leurs œuvres passent à côté de la singularité du monde, de sa banalité unique. Nettoyé de ses accidents et ses détails, le monde n’est plus qu’une abstraction. Un mensonge surtout. Car la vérité est dans les détails. Ce sont les détails qui font le monde, qui tout à la fois l’enchantent et l’abîment. Dans la série de ses grands portraits, chaque personnalité figure en pied au milieu de l’univers dans lequel elle vit – bureau, studio, atelier, salon, jardin. Elle paraît indissociable de son environnement et des objets qui l’entourent. Elle semble même sécréter son milieu comme l’araignée sa toile. Christelle Téa en restitue un à un tous les fils, non sans humour parfois : un lustre vénitien surplombe un écran d’ordinateur, un bureau marqueté Louis XV laisse voir en dessous une pieuvre de fils électriques, un piano ne parvient pas à dissimuler le tuyau d’un aspirateur, car Christelle Téa voit tout, y compris ce qui ne doit pas être vu. Là où d’autres auraient supprimé le détail qui fait tache, elle donne place à l’incongruité. Avec une patience de miniaturiste, elle montre le fouillis de nos existences, la superposition cocasse des époques, le désordre qui en résulte. Elle voit surtout clair dans la confusion. Tout est décrit avec une précision troublante, presque hallucinatoire. Elle aime citer une phrase du photographe Garry Winogrand : « Il n’y a rien de plus mystérieux qu’un fait clairement décrit. » Ses dessins nous confrontent à cette évidence.
Philippe Comar
1er mars 2015
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Marie-Cécile Forest, directrice du Musée national Jean-Jacques Henner
Christelle Tea ou l’esprit des lieux
Christelle Tea, première artiste en résidence au musée Jean-Jacques Henner, de septembre 2016 à juin 2017, a eu l’heureuse idée de nous tendre un miroir en cette année de réouverture. Dans ce miroir, que j’imagine volontiers être la psyché de l’atelier gris, vont se refléter le musée lui-même mais également les activités qui s’y déroulent et le personnel pour qui le musée est- privilège insigne – un lieu de travail. De ce miroir donc, digne d’Alice au pays des merveilles, sont sorties trois grandes séries sur lesquelles je reviendrai : portraits de personnes, portrait d’activités, portrait de sites.
Je souhaiterais tout d’abord relater ce que j’ai pu appréhender du travail de Christelle Tea au sein du musée. Menue et mutine, au pur profil, Christelle s’est tout naturellement intégrée à la vie du musée pour mieux la croquer. De cet échange secret avec les lieux et de ce lien social très fort avec le personnel est née une vision intériorisée et très personnelle. L’usage du stylo à l’encre de Chine donne un caractère unitaire à ces trois séries mais surtout renvoie à ses origines chinoises. Comme les peintres chinois, le trait à l’encre ne peut s’effacer. Parce qu’il est immédiat, ce trait demande une sûreté de main incomparable. Pour faciliter le travail à l’encre de Chine elle choisit un papier Canson au grain fin. L’encre glisse et et elle doit donc travailler vite. Cela semble facile alors que l’exercice est difficile, périlleux même! Aucun repentir n’est possible. Elle renoue également avec la tradition du dessin chère au XIXe siècle et tout particulièrement à Jean-Jacques Henner, maître des lieux ou à Jean-Auguste- Dominique Ingres, qu’elle admire tout particulièrement. L’éternelle probité de l’art! Ce qui l’intéresse dans ses propres dessins pris sur le vif, c’est de rendre compte de la réalité. Elle se réfère en cela au photographe Winogrand qu’elle cite volontiers : « Il n’y a rien de plus mystérieux qu’un fait clairement décrit. [1]» Cette esthétique de la réalité pourrait bien renvoyer au réalisme cher au XIXe siècle tel que l’a énoncé Proudhon : » Toute figure, belle ou laide, peux remplir le but de l’art.[2] ». L’intérêt de ces dessins est qu’ils ne sont ni une reproduction, ni une imitation mais une interprétation. Parce qu’il y a dans sa démarche du respect et de la gratitude, je les verrai plutôt comme un hommage à l’esprit des lieux.
Venons en maintenant aux trois séries réalisées au sein du musée. Tout d’abord celle sur le personnel qui a été possible en raison d’un effectif réduit, comparable à une famille. En effet, la réalité du musée Jean-Jacques Henner est aussi une réalité humaine. C’est un cadre de travail avec son accueil, ses salles d’exposition, ses bureaux, ses réserves. Curieuse sans être indiscrète, Christelle a un intérêt très vif pour ceux et celles que nous avons eu envie d’appeler avec humour » les gardiens du temple », quelque soit leur fonction : agent de surveillance, conservateur, secrétaire général, etc. Chacun a donc été libre de poser ou de ne pas poser et de choisir l’espace du musée qui lui semblait le plus approprié. Si la fonction de chacun n’est pas forcément immédiatement identifiable, des détails symboliques définissent la fonction ou la personnalité du modèle. Ainsi la lectrice de Jean-Jacques Henner en déesse tutélaire au-dessus de mon portrait, le tampon de l’administration pour le secrétaire général, la banque d’accueil pour le caissier, le piano pour la responsable des activités culturelles, etc.
Les portraits d’activités, commencés en premier, sont ceux que je perçois comme le plus en prise avec notre époque. Telle une caisse enregistreuse, ils consignent ce que Christelle voit mais aussi ce qu’elle entend lors des concerts, conférences, cours de dessins. Ces bulles qui saturent la page transcrivent le récit animé des conversations entendues lors de ces activités. Ont-elles un lien avec l’art de la bande dessinée ? Sont-elles un écho aux small messages d’une génération ultra connectée ? C’est en tout cas un dialogue savoureux entre le passé – avec ses tableaux, ses éclairages à l’ancienne, ses chaises en bambou – et le présent. Ces dessins relatent, à mon sens, avec finesse la mutation du musée au XXIe siècle : lieu de vie, d’échanges tout autant qu’une pure contemplation chère à un XIXème hugolien.
Les portraits de sites, réalisés en dernier, présentent, à mon sens, un caractère plus fantastique, et s’enracinent davantage dans le passé que les deux autres séries. L’escalier -piranésien ou hitchkokien selon les références de chacun – est caractéristique de cette déformation voulue de la perspective, génératrice de mouvement. Si ces intérieurs sont caractéristiques de cet horror vacui propre au siècle de Jean-Jacques Henner, le vide périphérique donne sa respiration et son unité au dessin. En artiste érudite, Christelle ne renie pas son intérêt pour ce que Charles Blanc appelait dans un ouvrage resté célèbre « les arts du dessin. » La virtuosité d’Albrecht Durer et celle de Jean Dominique Auguste Ingres dont elle admire l’art du détail et le goût de la surcharge sont les références revendiquées de sa propre grammaire. Lorsqu’on l’interroge sur ces portraits de sites, c’est un autre artiste, Alberto Giacometti, qu’elle convoque, pour définir au mieux son propre travail : « Ce sont les détails même qui font l’ensemble (….) qui font la beauté d’une forme. »[3] Chez Christelle, le résultat d’ensemble est magnifiquement cohérent. Ces dessins resteront, à n’en pas douter, la mémoire de l’année 2016, année majeure s’il en fut, du fait de la réouverture du musée après une rénovation respectueuse. Ils sont aussi le témoignage émouvant de l’attachement d’une jeune artiste du XXIe siècle à un musée d’un autre temps mais qui reste cependant une source d’inspiration féconde et novatrice.
Marie-Cécile Forest
Janvier 2017
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Adrien Goetz, écrivain, journaliste
Christelle Téa, croque-musée
Le Figaro, N° 22643 – 29 mai 2017.
Première artiste incitée « en résidence » au Musée Jean-Jacques Henner, cette jeune dessinatrice à capté l’esprit des lieux.
Elle s’est glissée comme une danseuse, sur les pointes, dans les salles de cette maison unique où semble survivre l’esprit des artistes du XIXe siècle. Le Musée Jean-Jacques Henner vient de rouvrir. Pour fêter cet évènement, Christelle Téa, diplômée des Beaux-Arts de Paris, est la première à s’y être installée, menue, discrète, presque invisible, « en résidence », selon le souhait de la conservatrice des lieux. Marie-Cécile Forest, qui dirige aussi cette autre maison unique et onirique, le Musée Gustave Moreau, tient beaucoup à ce que dans cet atelier idéal, parmi les œuvres de Henner – le peintre des beautés rousses, qui connut son moment de gloire sous la IIIe République -, les artistes d’aujourd’hui se sentent chez eux.
Christelle Téa y a vécu comme dans une maison de famille reçue en héritage où l’on revient avec tendresse, une propriété de campagne en plein Paris, remplie de souvenirs. Les résidences d’artistes permettent d’habitude le dépaysement ou l’exotisme, celle-ci, d’un genre nouveau, offre un voyage dans le temps. Rien n’a échappé à la jeune femme, véritable Alice au pays de toutes ces merveilles, avec son stylo à encre de Chine et ses carnets. Elle dit d’ailleurs s’être souvenues de ses ancêtres chinois pour dessiner au pays des admirateurs d’Ingres. Elle a tracé une extraordinaire série de portraits, saisis sur le vif, à toute allure : les agents de surveillance dans leurs salles, la directrice assise parmi les tableaux, le secrétaire général à son bureau au milieu de ses tampons encreurs… L’ironie, la délicatesse, la précision sont à la fois celles de son trait et la marque de son regard.
Quand, au siècle prochain, on voudra imaginer un musée à Paris en 2017, on regardera ces feuilles de Canson avec beaucoup d’intérêt : le présentoir des cartes postales sera très surprenant, la petite cuisine du personnel remplie d’ustensiles étranges, les fonctions même de ceux qui ont posé seront aussi mystérieuses que les charges à la cour de l’empereur de Chine.
Que pouvait bien être une « responsable des publics et de la communication » ? Pourquoi les cours de dessin étaient-ils accompagnés par un violoncelliste ? Qu’était venue faire là une danseuse de l’Opéra de Paris ? Une poésie envoûtante naît de ces images : le lustre du salon rouge, l’escalier, la lanterne du patio, le piano, les banquettes deviennent des acteurs d’un spectacle qui fait penser à l’Enfant et les Sortilèges de Maurice Ravel, avec son vieux fauteuil, sa théière, sa bouilloire et son horloge qui marche.
Christelle Téa s’est dessinée elle-même dans la psyché de l’artiste, ce haut miroir sur pieds de l’atelier gris, qui a fonctionné comme la porte secrète à travers laquelle elle est entrée dans la « psyché » collective d’un musée, temple d’un peintre disparu dont l’âme, de salle en salle, voltige avec la légèreté d’un papillon de nuit.
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Jean-Pierre Poirier, historien des sciences
Précis de Téalogie
Menue, presque frêle, discrète et réservée, elle fait penser, avec son air de collégienne, son visage de Chinoise des années trente et sa barrette dans les cheveux, à l’héroïne de L’Amant, de Marguerite Duras. Elle parle peu, écoute, réfléchit et pose soudain une question qui déstabilise l’interlocuteur par son apparence naïve et sa vraie pertinence. On remarque ses mains et ses doigts longs et fins, qui constituent – avec ses yeux – son unique outil de travail. Elle s’assied sur une chaise, pose sur ses genoux un grand carton qu’elle tient presque à la verticale de sa main gauche, et commence à dessiner de la main droite avec une sorte de stylo qui contient un réservoir d’encre de Chine. Pendant six, huit, dix heures, elle trace sans interruption, sans croquis préalable, sans une hésitation, sans un repentir, presque sans lever la plume, un dessin d’une précision et d’une minutie extrêmes qui forme le portrait d’un individu et de son environnement familier. L’individu n’est d’ailleurs qu’un élément de la composition et l’environnement occupe en général l’espace principal. Chaque objet, chaque livre, chaque instrument de musique, chaque tableau, est représenté avec autant de soin et de précision que le personnage central. On est loin des portraits en pied du XIXe siècle où le héros apparaissait dans toute la splendeur de son chatoyant costume de militaire ou de magistrat, sur fond monochrome à dominante sépia.
Le résultat de ce travail est étonnant. Ce n’est pas une représentation photographique et pourtant le moindre détail du portrait et du décor est fidèlement reproduit. Ce n’est pas un portrait psychologique donnant à lire sur le visage du sujet les émotions et les sentiments qu’il ressent. Ce n’est pas une caricature, ce n’est pas un message humoristique. C’est le constat fidèle d’une réalité observée sans parti-pris. Comme un entomologiste décrit un papillon, l’artiste décrit avec modestie, sans aucune volonté de flatter ou de critiquer, le sujet de son étude. C’est un « dessin-réalité », un reportage. L’artiste immobilise un instant qui n’a besoin ni de commentaire, ni de connotations. On pense, bien que la technique soit très différente, à ces « croquis d’audience » tracés très rapidement par des spécialistes dans un tribunal. Le dessin de Christelle Téa comporte, comme toute œuvre d’art, sa part de subjectivité et de liberté, mais il se suffit à lui-même : il est auto-explicatif et celui qui l’examine a le sentiment de comprendre en un unique coup-d’œil tout ce qu’il faut savoir du personnage principal. Ce sentiment est encore plus vif dans les dessins qui sont colorisés dans un second temps grâce à une technique numérique. La planche, aux à-plats de couleurs vives, évoque par certains côtés, les chromolithographies qui, au XIXe siècle, illustraient de magnifique façon les récits de voyage des grands navigateurs.
Et c’est alors que l’on perçoit une autre dimension de cette œuvre : elle relève de la sociologie, de l’ethnologie. Bien qu’elle ait toujours vécu en France, Christelle Téa découvre et nous fait découvrir, à la faveur d’un voyage imaginaire, une peuplade jusque-là inconnue. Intéressée, curieuse, elle veut nous faire partager l’émotion de la découverte et dessine aussi fidèlement qu’elle le peut, les indigènes, leurs costumes, leurs métiers, leurs outils. A travers les quelque 50 portraits réalisés, elle trace, avec l’innocente cruauté d’un regard d’enfant ou d’ethnologue, le portrait d’une société bourgeoise vieillissante, aimable et confortable, bibliophile et collectionneuse, individualiste, à prédominance masculine. Et des questions viennent à l’esprit : Pourquoi tant d’hommes ? Pourquoi ont-ils tous l’air vieux ? Pourquoi sont-ils tous assis ? Pourquoi certains sont-ils même allongés sur un lit ? La société française serait-elle devenue une sorte de confortable maison de retraite, un conservatoire du passé ? Et où sont les « start-uppers », les créatifs, les sportifs, les femmes, les jeunes, les minorités ethniques ?
On répondra que les hasards des recrutements expliquent cette apparente uniformité. Mais on s’interroge: Christelle Téa aurait-elle mêlé à l’encre de Chine de son stylo quelques gouttes de citron ? Peindrait-elle involontairement, sans méchanceté, l’agonie d’une société ?
On le voit, cette œuvre séduisante sur le plan pictural par sa technicité et son originalité, n’est pas sans arrière-plans philosophiques. Elle remplit en tout cas magnifiquement la fonction que Bergson assignait à l’art : « L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »
Jean-Pierre Poirier
21 mars 2015